Par Alanna Mitchell Illustration de Pete Ryan
Pendant des décennies, les scientifiques voyaient peu d’intérêt dans l’étude détaillée du plancton. Une cargaison de nouvelles découvertes change la donne.
Le plancton est composé des plus petites créatures de l’océan, dont la taille varie des virus et bactéries microscopiques à du zooplancton visible à l’oeil nu. Ces êtres ont en commun de naviguer à la merci des eaux, sans capacité de décider où ils vont et comment s’y rendre.
Pourtant, malgré l’arbitraire qui régit apparemment leur vie, ces créatures sont une clé du grand mystère du fonctionnement de la planète.
Les scientifiques savent que le plancton est le moteur de la planète, le point de départ de tout segment de la chaîne alimentaire marine. Il produit — et consomme — la moitié de la matière organique générée sur terre chaque année. Surpris? Il interagit sur les plans biologique, géologique et chimique à la frontière entre l’atmosphère et l’océan profond, une vaste membrane vivante et poreuse. Les créatures planctoniques sont de magnifiques recycleurs, capables de transformer des éléments comme le carbone et l’azote en substances assimilables par les créatures vivantes. Elles sont le poumon de la planète, fabriquant la moitié de l’oxygène que nous respirons.
Mais les scientifiques savent très peu de choses de ces créatures énigmatiques et, à dire vrai, ne croyaient pas nécessaire d’en savoir davantage pendant des décennies. Cela est en train de changer. Plusieurs recherches sur les populations mondiales de plancton et leurs interconnexions sont en cours, et des résultats préliminaires ont été récemment publiés dans la revue Science.
Mentionnons d’abord les premiers résultats publiés de l’expédition Tara, une exploration de trois ans et demi qui a recueilli des échantillons de plancton dans les coins les plus reculés de l’océan mondial, entre le plus froid et le plus chaud, entre la surface et les abysses. C’est une recherche complexe parce qu’il est à peu près impossible de cultiver et d’étudier ces créatures en laboratoire. Vous devez travailler sur le terrain — sur l’océan, s’entend. Et l’équipe de Tara s’est intéressée non seulement à « qui » se trouvait là, en termes de plancton, mais aussi avec qui ces créatures se tiennent. En tout, l’équipe a recueilli 35 000 échantillons de 210 stations, étudiant la composition génétique des planctons individuels, puis a essayé de discerner la composition de communautés planctoniques jamais vues, ni même imaginées.
Le projet rappelle l’héroïque expédition scientifique de Charles Darwin sur le HMS Beagle, dans les années 1830, qui a permis la formulation de la théorie de l’évolution, et le voyage du HMS Challenger, dans les années 1870, qui a ouvert la voie à l’océanographie moderne.
Tara, une goélette de 36 m, a déjà toute une histoire. Son propriétaire précédent était Peter Blake, le Néo-Zélandais qui a gagné la Coupe de l’America en 2000. Blake a été tué à bord de Tara en 2001, par des pirates, alors qu’il mesurait la santé écologique du fleuve Amazone. Le nouveau propriétaire, Étienne Bourgois, fils de la designer de mode agnès b., a délibérément laissé le navire se faire emprisonner par les glaces de l’Arctique pendant 506 jours, deux hivers consécutifs, pour observer les mouvements de la banquise à l’ère des changements climatiques. Aujourd’hui, l’entreprise de Bourgois assure la moitié des 10 M$ nécessaires à l’expédition plancton.
Les résultats obtenus jusqu’à maintenant sont fascinants. Le principal porte sur combien de planctons jusqu’alors inconnus sont présents dans l’océan. Les chercheurs de Tara, menés par Shinichi Sunagawa, du Laboratoire européen de biologie moléculaire de Heidelberg, en Allemagne, ont dressé un catalogue recensant 40 millions de gènes, la plupart inconnus avant l’expédition. Ils ont également trouvé de nouvelles modalités d’interaction entre les plus petits habitants marins, identifiant de surprenants réseaux dont personne n’avait soupçonné l’existence.
On commence à pouvoir construire une image de la structure du monde planctonique. C’est important puisque les caractéristiques de ce monde évoluent rapidement à mesure que notre espèce rajoute du carbone dans l’atmosphère, modifiant les modèles du climat et de la chimie des océans. Alors que le plancton joue un rôle si fondamental dans la mécanique de la planète et que les océans deviennent plus acides, plus chauds et privés d’oxygène dissous, comment les communautés microscopiques réagiront-elles? Un des articles émanant de Tara suggère qu’une clé de la composition des communautés de plancton est la température de l’eau. Cela signifie que, si cette température change, ces communautés pourraient être dispersées, avec des conséquences inconnues.
Un autre article paru récemment dans Nature Climate Change décrit les résultats d’expériences de laboratoire menées sur des diatomées, un type d’algue unicellulaire responsable d’à peu près un cinquième de la productivité primaire des océans, c’est-à-dire de l’énergie captée par la photosynthèse. À des niveaux très élevés d’acidification, leur capacité de photosynthèse diminue notablement. Et malheureusement, ce plancton a une carapace de silice, et non de carbonate de calcium, dont les scientifiques savent déjà qu’il deviendra plus difficile à composer dans un océan plus acide. Cela signifie que davantage d’espèces de plancton sont vulnérables aux impacts des changements climatiques.
Il reste beaucoup à venir de l’expédition Tara et d’autres recherches sur le plancton, avec certainement des découvertes fondamentales. C’est un nouveau domaine d’exploration scientifique fascinant, dont la portée est essentiellement en phase avec notre époque : découvrir ce qui est là et simultanément essayer de comprendre comment l’humanité le transforme. À long terme, c’est un défi que nous aurons à affronter.
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