Par Jay Ingram
Les bactéries sont l’une des formes de vie les plus répandues sur Terre. Mais leur nombre est surpassé, et de loin, par des virus nommés bactériophages. Il s’agit peut-être d’une bonne nouvelle pour nous.
Nous savons que les bactéries ont colonisé à peu près tous les habitats imaginables de notre planète, depuis notre intestin jusqu’aux rochers gelés de l’Antarctique. On suppose qu’elles seraient au nombre d’un quintillion (1030), sur et sous la terre. Impressionnant... mais il y a plus impressionnant, quand on considère les virus prédateurs de ces bactéries, qui seraient au moins 10 fois plus nombreux.
On appelle ces virus « bactériophages » et il existe des raisons de les célébrer qui vont au-delà de leur simple nombre. Cette année marque le 100e anniversaire de leur découverte par le bactériologiste anglais Frederick Twort (confirmée de manière indépendante quelques années plus tard par le Canadien français Félix d’Hérelle).
Ont-ils leur place dans un magazine sur la faune? Le débat fait rage depuis longtemps à savoir si les virus sont vivants, puisqu’en l’absence d’un hôte spécifique, ils se comportent comme des substances chimiques inertes. En contact avec un hôte approprié, ils prennent vie et se reproduisent. Je propose que nous tombions d’accord sur le fait qu’il s’agit là de « formes de vie » et que, dans ce rôle, ils sont dominants sur Terre.
Ma passion pour les bactériophages remonte au moment où j’ai d’abord appris leur existence (à l’Université de l’Alberta où mes professeurs, peut-être pour rendre hommage à d’Hérelle, prononçaient le terme « phages » avec l’accent français). Les voilà, flottant et impuissants, jusqu’à ce qu’ils trouvent une cellule bactérienne où ils pourront injecter leurs gènes. Ces gènes accaparent complètement la cellule et détournent sa machinerie pour lui faire répliquer le virus original. Quand leur nombre atteint un maximum, les nouveaux virus, peut-être quelques centaines, brisent la bactérie condamnée et entreprennent de répéter le processus.
Pour impressionnante qu’elle soit, l’efficacité du processus d’infection n’est rien comparée à ces fins détails. Certains des phages les plus communs sont prédateurs de cet habitant bien connu de nos entrailles, Escherichia coli, aussi connu comme le colibacille. Plusieurs des phages ont des pattes fines, qui les font ressembler au module lunaire, et qu’ils ne déploient que lorsqu’ils sont en sécurité à la surface de la bactérie. Puis, ils « marchent » sur cette surface, à la recherche de la structure exacte qui constitue le récepteur auquel ils pourront se rattacher pour infecter la bactérie.
Il n’y a pas d’intention ou de propos délibéré en jeu ici — il s’agit simplement d’une séquence d’événements dictée par des arrangements de molécules qui s’attachent les unes aux autres ou pas. Ainsi, par exemple, des bactéries comme E.coli peuvent muter, changer leurs récepteurs et devenir résistantes aux phages — pour un certain temps. Mais inévitablement, des phages mutants apparaissent en réponse et les deux protagonistes reviennent à la case départ.
Ces drames se jouent à une échelle ultramicroscopique qui ne nous est pas familière. Pourtant, ils présentent tous les caractères — chasse, affût, attaque — de combats prédateurs-proies qui nous sont plus familiers. Par exemple, les bactéries nagent à l’aide de longs appendices minces appelés flagelles. Il ne s’agit pas de fouets, ils ne sont pas flexibles. Il s’agit de tire-bouchons rigides qui tournent sur eux-mêmes; quand la rotation change de direction, la cellule renverse son champ. Chez certaines espèces, cette oscillation entre la rotation vers l’avant et vers l’arrière se produit toutes les cinq secondes. Et certains phages savent en tirer avantage.
L’un de ces virus en particulier possède non seulement une « queue » (la patte que j’ai décrite plus tôt, qui établit le contact avec la cellule bactérienne), mais aussi un filament unique qui s’étend à partir de ce qu’on doit appeler sa « tête » (qui contient l’ensemble du matériel génétique). Avec ce filament, très flexible, le virus attrape, comme au lasso, le flagelle d’une bactérie qui nage à proximité. Si le virus a bien choisi son moment, la bactérie se trouvera dans la phase de cinq secondes où le flagelle en rotation la tire dans l’eau, tandis que le filament, attaché au flagelle, sera pulsé par la rotation vers la surface de sa victime.
J’ai mentionné qu’on estime qu’il y a un quintillion de bactéries sur Terre; il y aurait dix fois plus de bactériophages. Cela mérite notre respect, voire notre admiration. Mille milliards (1012) de phages circulent tous les jours dans le système d’égout d’une ville de 60 000 habitants.
Alors que des phages si nombreux possèdent la capacité de déjouer toute nouvelle défense opposée par leurs victimes, on pourrait s’attendre à ce que nous les utilisions quotidiennement en partenariat avec nos antibiotiques. Après tout, c’est ce que font les phages : tuer des bactéries. L’idée n’est pas nouvelle : d’Hérelle lui-même avait émis l’hypothèse que les phages pourraient combattre les infections. Sinclair Lewis a soulevé la même possibilité dans son roman Arrowsmith, couronné par le prix Pulitzer en 1925.
Mais la mise au point des antibiotiques au cours des années suivantes a coupé court à tout élan visant l’utilisation médicale des bactériophages. Jusqu’à maintenant, du moins, alors que l’apparition de souches bactériennes résistant aux antibiotiques pose de nouvelles menaces. Seules la Russie, la Pologne et la Géorgie utilisent abondamment les phages aujourd’hui (héritage de périodes de pénurie d’antibiotiques), alors que ces virus soulèvent progressivement beaucoup d’intérêt dans le monde. Nous pourrions un jour avoir recours à leurs techniques bactéricides particulièrement... tordues!
Ce supplément se rapporte au magazine Biosphère. Pour plus de renseignements ou pour vous abonner, cliquez ici.