Par Jay Ingram
Des libellules aussi grosses que des chats ailés sillonnaient autrefois le ciel. Mais la taille importe — et pas toujours dans le bon sens.
Si l’on me sondait pour connaître quel insecte je trouve le plus « cool », je voterais pour la libellule. L’analyse scientifique considère que ses mécanismes de vol sont « primitifs », pourtant elle chasse et attrape des myriades d’insectes qui sont reconnus comme plus avancés. Elle peut s’immobiliser en vol stationnaire, voler à reculons ou de côté, et elle émerge en tant qu’adulte d’un stage nymphal parmi les plus terriblement prédateurs que nous connaissions.
Les libellules constituent aussi l’exemple le plus spectaculaire d’une ère de l’histoire terrestre où des créatures comme elles étaient beaucoup, beaucoup plus grosses. Imaginez que certaines libellules atteignaient 70 cm d’envergure.
Ces machines volantes gargantuesques vivaient à l’âge carbonifère, il y a environ 300 millions d’années. À cette époque, la teneur en oxygène de l’atmosphère de la Terre était beaucoup plus élevée qu’aujourd’hui — environ 35 % contre 21 % de nos jours. Notre planète constituait un monde très différent à cette époque. Considérez le fait suivant : si le pourcentage d’oxygène dans l’atmosphère avait augmenté encore un peu, la planète aurait couru le risque de ce que certains ont appelé « la combustion spontanée de la biosphère. »
C’est dans ce contexte précaire qu’ont prospéré les libellules géantes, que les anglophones ont appelées « griffinflies », qu’on pourrait traduire par « mouches griffons », le mot anglais pour désigner les libellules et demoiselles étant « dragonflies », soit « mouches dragons ». De son nom scientifique Meganeura monyi, l’odonatoptère géant est un ancêtre des libellules modernes, sans être identique.
On émet l’hypothèse que la surabondance d’oxygène à l’âge carbonifère a pu constituer le facteur qui permettait l’existence de Meganeura et d’autres insectes énormes, comme des éphémères, des millepattes d’un mètre de long et même des arachnides géants.
Toutes ces espèces — d’hier comme d’aujourd’hui — partagent un trait physiologique commun : elles n’ont pas de système circulatoire pour distribuer l’oxygène par le sang. Elles dépendent plutôt de l’oxygène atmosphérique qui est rendu disponible directement aux organes et aux tissus internes. Chez les libellules, cela est rendu possible par un système de tubes appelés « trachées » dont une extrémité, le « spiracle », est ouverte à l’air libre pendant que l’autre pénètre profondément dans le corps. L’extrémité interne est fermée, mais l’oxygène qui pénètre dans les trachées est diffusé directement dans les cellules environnantes.
Ce système de distribution de l’oxygène est relativement efficace. Mais cette efficacité est limitée par un rapport simple : plus un organisme devient gros, plus son volume et son poids augmentent par rapport à ses superficies extérieures. Le biologiste J.B.S. Haldane illustre fort bien cette relation dans son essai « Être de la bonne taille » (1926) : « On peut laisser tomber une souris dans un puits de mine de 1 000 m de profondeur : quand elle atteint le fond, elle reçoit un léger choc et se remet à trotter, pourvu que le sol soit assez souple. Un rat est tué, un homme fracassé, un cheval explose. »
Le rapport entre le volume et la surface exposée joue un rôle dans la taille des insectes parce que l’oxygène ne peut pénétrer que sur une distance donnée dans le corps à partir de l’extrémité de la trachée. Une libellule de grande dimension ayant besoin d’oxygène pour des tissus logés plus profondément dans le corps (particulièrement des tissus travaillant fort et consommant de l’oxygène comme les muscles du vol) a besoin de davantage de tubes, pénétrant plus profondément, chacun demeurant connecté à l’air extérieur. On atteint alors rapidement la limite : soit la surface de la grande libellule serait complètement perforée de spiracles, ou alors son intérieur serait un entrelacs de trachées, ou probablement les deux.
Des expériences récentes ont démontré exactement ceci : en étudiant trois espèces de ténébrions (qui affichent une incroyable diversité de tailles), on a trouvé que l’espace occupé par les trachées dans les parties les plus profondes du corps des coléoptères augmente considérablement entre les plus petits et les plus grands spécimens. Si on fait le lien avec les Meganeura, ce n’est pas tant leur immense envergure qui déterminait leur survie, mais c’est plutôt leur section médiane, leur thorax qui, chez certains fossiles, s’avérait cinq fois plus long avec un diamètre double de celui des libellules modernes.
Mais ces 747 du monde des insectes n’ont pas duré. Et même s’il est tentant de considérer leur extinction graduelle comme un effet de la diminution des concentrations d’oxygène dans l’atmosphère, il existe d’autres possibilités. Par exemple, leur dernière apogée correspond à peu près à l’apparition des premiers oiseaux. De gros insectes constituaient certainement des proies attirantes, non seulement par leur taille, mais aussi par la lourdeur de leurs manoeuvres. La loi de la sélection a probablement joué en faveur des plus petits odonatoptères.
Il est cependant difficile d’affirmer quoi que ce soit. Où que l’on regarde, on ne trouve qu’incertitude. Après tout, nous parlons d’une époque distante de 300 millions d’années : le nombre des fossiles de l’ère carbonifère est relativement restreint, il existe de multiples mécanismes qui peuvent agir sur la taille des insectes, et on constate d’importantes variations dans l’évaluation des concentrations d’oxygène dans le passé.
Nous devons admettre que notre fenêtre sur cette époque est étroite et brouillée au point d’en être frustrante. Mais en même temps, ce que nous en apercevons est tellement captivant.
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